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Pour une stratégie d'IA souveraine au service du secteur culturel canadien :
saisir l'opportunité, contrer la menace

Mémoire présenté au Comité permanent du patrimoine canadien

Par : ArtIA

Octobre 2025

Résumé exécutif

La crise : Le secteur culturel canadien vit un « moment Napster 2.0 »1. Sans une stratégie nationale souveraine pour l'intelligence artificielle (IA), la valeur générée par nos créateur·rice·s sera inévitablement captée et extraite par une poignée de plateformes technologiques étrangères. Cette dynamique menace directement notre souveraineté culturelle, notre diversité linguistique et la subsistance même des artistes et des travailleur·euse·s culturel·le·s au Canada.

La solution : Nous proposons la création d'un réseau de laboratoires d'IA culturels, gouvernés par et pour le milieu culturel, sur le modèle développé par le consortium ArtIA. Cette initiative requiert un investissement public stratégique dans des infrastructures de calcul, des outils et des compétences souveraines, assurant que le développement de l'IA au Canada serve nos intérêts publics.

La demande : Notre recommandation, appuyée par plus de 250 signataires — artistes, académicien·ne·s et travailleur·euse·s culturel·le·s — est qu'une part dédiée de l'investissement fédéral de 2,4 milliards de dollars en IA soit allouée à la création de cet écosystème. Ce financement doit comporter un mandat spécifique pour développer des outils qui soutiennent et protègent activement les expressions francophones, autochtones et minoritaires, qui sont les plus vulnérables à l'homogénéisation algorithmique.

Introduction : le secteur culturel au carrefour numérique

Le secteur des arts et de la culture est une force vitale pour le Canada. Il représente plus de 650 000 emplois et contribue pour plus de 63,2 milliards de dollars au PIB du pays (2023)2. Plus important encore, il est le creuset de notre identité, le miroir de notre diversité et le moteur de notre dialogue citoyen.

Aujourd'hui, l'émergence de l'intelligence artificielle générative ne représente pas simplement un nouvel outil, mais un changement fondamental dans les modes de production, de diffusion et de consommation de la culture. Cette transformation technologique, menée à un rythme effréné par des intérêts privés étrangers, se déroule sans véritable délibération publique.

L'objectif de ce mémoire est d'alerter le Comité sur la menace imminente que cette situation fait peser sur l'écosystème culturel canadien et de présenter une solution proactive, structurante et souveraine pour transformer ce risque en une opportunité de leadership pour le Canada.

La menace : vers une colonisation technologique

Le modèle défaillant de la Silicon Valley

Le modèle de développement technologique qui nous est imposé est fondamentalement incompatible avec les objectifs d'intérêt public du Canada. Comme nous l'avons constaté depuis des décennies, ce modèle optimise d'abord la rentabilité pour les actionnaires et non le bien-être des communautés. L'IA amplifie dramatiquement ce problème. Ses incitatifs sont la captation de l'attention et l'accumulation de données, menant à une logique de standardisation qui marginalise tout ce qui n'est pas dominant.

Ce modèle, conçu presque exclusivement aux États-Unis, est anglophone et centralisateur par défaut. Il manque de redevabilité, car ses modèles et ses données sont opaques. Les coûts sociaux de ses dérives (biais, désinformation, homogénéisation) sont systématiquement externalisés et supportés par nos communautés.

Les impacts directs sur les créateur·rice·s et la culture d'ici

Laisser ce modèle devenir l'infrastructure par défaut de notre culture aurait des conséquences désastreuses et irréversibles. La menace est quadruple :

  1. L'exploitation des créateur·rice·s : Les modèles d'IA dominants ont été entraînés en utilisant massivement les œuvres de nos artistes sans leur consentement, sans transparence et sans compensation. Ce pillage de notre corpus culturel constitue la fondation d'une nouvelle économie qui marginalise les personnes qui l'ont créée.
  2. La dévitalisation économique : Les modèles d'affaires de pans entiers de notre secteur sont menacés d'effondrement. Pour les illustrateur·rice·s, les traducteur·rice·s, les scénaristes, les musicien·ne·s et tant d'autres, l'IA n'est pas un simple outil de productivité ; c'est une force qui peut anéantir la valeur de leur métier en quelques années, transférant la richesse du travail créatif humain vers des entreprises technologiques étrangères.
  3. L'homogénéisation culturelle : Les algorithmes favorisent la répétition et les contenus dominants. Pour les communautés francophones, autochtones et culturelles minoritaires du Canada, cela signifie une marginalisation systémique. Sans outils adaptés, nos langues et nos perspectives uniques seront noyées dans un flux de contenu globalisé, menaçant la diversité qui fait la richesse de notre pays.
  4. La perte de souveraineté : Le risque le plus fondamental est de céder le contrôle de nos infrastructures culturelles. Si les outils, les plateformes et les données sont contrôlés par des intérêts étrangers, nos politiques culturelles deviendront impuissantes. Nous perdrons la capacité de définir notre propre espace numérique.

La solution canadienne : un écosystème d'IA souverain

Notre vision : de la dépendance à la souveraineté numérique

Face à ce péril, la passivité n'est pas une option. Le Canada doit se doter d'une alternative crédible. Notre vision, incarnée par le projet ArtIA, est de construire un écosystème d'IA souverain, basé sur des principes de gouvernance partagée, de biens communs et d'intérêt public.

Cette démarche s'inscrit dans la tradition de leadership du Canada. En 2017, le gouvernement a lancé la première stratégie nationale en IA au monde. Depuis, le Canada a démontré son engagement en signant plusieurs accords internationaux majeurs : le Partenariat numérique Canada–Union européenne (2023), axé sur la coopération en IA et l'innovation numérique ; la Déclaration d'intention conjointe sur la culture, les médias et l'espace numérique avec la France (2025), visant à défendre la diversité des expressions culturelles à l'ère numérique ; et la ratification de la Convention de l'UNESCO sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles (2005), dont le Canada est un ardent défenseur. Il est temps d'honorer ces engagements en étendant cette vision au secteur culturel, en passant de la recherche fondamentale à la mise en place d'une infrastructure culturelle souveraine pour le 21e siècle.

Les piliers d'une IA culturelle souveraine

Notre approche repose sur quatre piliers interdépendants, tirés des constats de notre rapport intérimaire et de nos consultations avec plus de 200 organismes culturels :

  1. Infrastructures souveraines : La dépendance aux serveurs américains est un risque stratégique. Le Canada doit investir dans une puissance de calcul localisée sur son territoire et dédiée aux besoins du secteur culturel et d'autres secteurs à mission. Parallèlement, nous devons créer des « fiducies de données culturelles », des infrastructures légales et techniques où nos corpus de données sont protégés, gérés par les communautés et utilisés selon nos propres règles.
  2. Expertise et outils souverains : Nous devons créer un réseau de laboratoires d'IA culturels. Ces lieux physiques et virtuels permettront de développer des outils adaptés à nos réalités : des modèles linguistiques performants pour le français canadien, des technologies pour la vitalisation des langues autochtones, et des algorithmes qui protègent la diversité culturelle au lieu de l'éroder.
  3. Compétences souveraines : L'autonomie passe par l'appropriation. Il est crucial d'investir massivement dans des programmes de formation et de littératie pour que les artistes et les travailleur·euse·s culturel·le·s ne soient pas de simples utilisateur·rice·s passif·ve·s, mais des acteur·rice·s éclairé·e·s, en mesure de maîtriser, de critiquer et de façonner ces technologies.
  4. Gouvernance souveraine : Le pilier le plus important est de s'assurer que cet écosystème soit gouverné par et pour le milieu. Une gouvernance partagée, incluant les artistes, les organismes, les communautés francophones et autochtones, garantira que les décisions technologiques soient alignées avec nos valeurs culturelles et sociales.

Bénéfices pour le Canada

Protéger et promouvoir notre patrimoine unique

Investir dans une IA culturelle souveraine est une action directe pour accomplir le mandat de ce Comité. C'est un investissement dans la protection et la promotion de notre patrimoine vivant.

  • Pour les communautés francophones : C'est l'opportunité de construire des outils qui comprennent et valorisent les nuances du français d'ici, assurant la vitalité de notre langue dans l'espace numérique. C'est se donner les moyens de contrer la domination du contenu anglophone.
  • Pour les communautés autochtones : C'est une occasion historique de développer des technologies respectueuses des protocoles autochtones, qui peuvent servir à la revitalisation des langues, à la transmission des savoirs traditionnels et à la protection de la propriété intellectuelle culturelle autochtone.
  • Pour les communautés culturelles diverses : C'est la garantie que l'IA de demain reflétera la mosaïque canadienne et non une vision monolithique du monde, en assurant une juste représentation dans les données d'entraînement et les contenus générés.

Un levier de leadership économique et géopolitique

Cette stratégie n'est pas seulement défensive, elle est proactive et créatrice de valeur.

  • Bénéfices économiques : En construisant notre propre écosystème, nous favorisons la création d'emplois hautement spécialisés au Canada. Nous assurons que la propriété intellectuelle développée ici reste ici, et nous créons un avantage compétitif en exportant un modèle d'IA éthique et culturellement responsable, qui suscite déjà l'intérêt à l'international.
  • Bénéfices géopolitiques : Dans un monde qui s'interroge sur la gouvernance de l'IA, le Canada a l'opportunité de se positionner comme un leader mondial. En démontrant qu'un modèle alternatif au duopole sino-américain est possible, nous projetons nos valeurs sur la scène internationale et nous bâtissons des alliances stratégiques avec d'autres nations qui partagent nos préoccupations.

Recommandations et conclusion

Recommandations actionnables

Le moment est critique. Pour passer de la vision à l'action, des décisions audacieuses sont requises. Nous demandons au gouvernement du Canada de :

Recommandation 1 : Investissement stratégique

Que le gouvernement du Canada alloue une part significative de son enveloppe de 2,4 milliards de dollars en IA pour créer un réseau national de laboratoires d'IA culturels souverains. Ce fonds doit inclure des enveloppes dédiées et accessibles pour soutenir directement les initiatives portées par les communautés francophones et autochtones.

Recommandation 2 : Mandat pour la souveraineté culturelle

Que le ministère du Patrimoine canadien soit explicitement mandaté, en collaboration avec le ministère de l'Innovation, des Sciences et de l'Industrie, et le ministère de l'Intelligence artificielle, pour élaborer et mettre en œuvre une stratégie nationale pour la souveraineté de l'IA culturelle, axée sur la création d'infrastructures de calcul partagées et de fiducies de données culturelles.

Recommandation 3 : Soutien aux compétences

Que les programmes de financement des conseils des arts et du ministère du Patrimoine soient modernisés et bonifiés pour inclure un soutien direct à la littératie en IA pour les artistes, à la recherche-création explorant les enjeux de l'IA, et à l'adaptation des modèles d'affaires des organismes culturels.

Conclusion : un choix critique pour l'avenir du Canada

Les membres du Comité sont les gardien·ne·s du patrimoine canadien. Aujourd'hui, ce patrimoine se joue autant dans l'espace numérique que dans nos institutions physiques.

Le choix qui se présente à nous est simple : allons-nous subir une transformation technologique qui risque de dévitaliser nos cultures, ou allons-nous saisir cette opportunité pour construire des outils qui reflètent qui nous sommes ?

Le Canada a l'occasion de bâtir un écosystème d'IA qui protège et enrichit sa diversité. C'est un projet de société ambitieux, mais nécessaire. Il est temps d'agir.

Notes

1 Le « moment Napster 2.0 » décrit le choc que l'IA provoque aujourd'hui dans les arts, comme Napster l'a fait pour la musique : une rupture technologique qui bouleverse tout un secteur. Avec Napster qui facilitait le partage de fichiers musicaux, les artistes ont perdu le contrôle de la valeur de leurs œuvres, rapidement captée par les multinationales du streaming — ce qui a mené à une chute massive de leurs revenus. L'analogie sert à rappeler que si nous ne construisons pas d'alternatives, l'IA risque de reproduire le même scénario.

2 https://conseildesarts.ca/recherche/repertoire-des-recherches/2025/06/indicateurs-provinciaux-et-territoriaux-de-la-culture-2023